Sommaire :

    Causerie

    Les météorologistes m'amusent. Vous plaignez-vous de la chaleur, trouvez-vous exagérée une température de 38 degrés centigrades à l'ombre, température qu'il est permis de qualifier d'indécente, pour ce qu'elle incite nombres de gens à se déguiser en sauvages, dans une stricte intimité s'entend ? Vite, ils vous répondent que nous avons grand tort de nous plaindre, prétextant que les chaleurs que nous subissons n'ont rien d'anormal, et que souventefois elles ont été plus élevées. Et les voilà qui s'empressent de mettre sous nos yeux les fantaisies échevelées auxquelles ne dédaigna pas de se livrer, à telle ou telle époque, l'instrument mercuriel gradué par Celsius pour faire monter Réaumur à l'échelle.

    Et après ? Parce qu'en juillet 1881 le susdit thermomètre atteignit des hauteurs vertigineuses auxquelles il n'est plus arrivé depuis, parce que sous le soleil des régions sénégaliennes il se plaît à des ascensions encore plus extravagantes, devons-nous tant que cela nous estimer heureux? Les plus belles démonstrations scientifiques sont déplorablement insuffisantes comme rafraîchissement, et quand le sirocco soufflait, ainsi qu'il l'a fait ces jours-ci, beaucoup d'honnêtes gens, en-France, eussent préféré une pluie torrentielle, et qu'il tombât des hallebardes ou, soyons moderne, des vélocipèdes.

    Ils ne sont d'abord pas si dangereux que ça, les vélocipèdes. Il fut un temps, il faut bien le reconnaître, où ils renversaient volontiers leur homme, temps lointain déjà où tout cycliste qui se respectait se serait cru disqualifié s'il n'avait pas fait du trente à l'heure, ô naïve ardeur du néophyte ! sur les promenades les plus fréquentées. Ils en sont revenus, nos amis les cyclistes, ainsi qu'en étaient revenus déjà certains membres de l'honorable corporation des bouchers qui jadis se considéraient comme les souverains maîtres du pavé et s'en seraient voulu si, bon an mal an, ils n'avaient pas passé sur le corps d'une demi-douzaine au moins de négligeables piétons.

    Il n'en va plus de même aujourd'hui, messieurs les bouchers ont compris que le meilleur moyen d'arriver en bon port était de modérer leur allure, et quant aux chevaliers de la pédale, soit dit sans les offenser, ceux-là même que leurs collègues avaient stigmatisés du surnom de pédards, sont devenus absolument inoffensifs.

    Mais il était écrit que la bicyclette resterait dangereuse, et si elle ne l'est plus, en fait de piétons, que pour quelques inattentifs représentants de la race canine, elle l'est encore pour ceux qui la montent. A preuve la fameuse course de soixante-douze heures qui a eu lieu dernièrement à Paris, et qui a présenté le plus effroyable spectacle.

    En effet cette course, cette corrida de muerte, comme on l'a appelée avec juste raison, empruntant l'expression au vocabulaire des toréadors, cette course à outrance, sans trêve et sans but, a déterminé chez un certain nombre de ceux qui y ont pris part d'affligeants symptômes de démence. Un dés concurrents, lâchant la piste, s'est tout à coup élancé vers un arbre, au haut duquel il est monté avec une agilité bien faite pour aider à la démonstration que l'homme descend du singe ; un autre, sous le coup de l'idée fixe, s'est arrêté croyant qu'on voulait le tuer; un autre encore se plaignait vivement qu'on eût supprimé les virages, et il n'est pas jusqu'au vainqueur lui-même qui, mis sous la douche, n'ait consenti à y rester qu'avec un chapeau haut de forme sur la tête. Gela n'a pas eu d'autre suite, et il n'est heureusement rien resté de ces hallucinations passagères ; mais, qu'ils y prennent garde, de pareils exercices pourraient bien finir par la mort soudaine ou l'inexorable cabanon.

    Plus dangereux sont les exercices des automobilistes, non pour eux, certes, mais pour les braves gens qui continuent à s'arroger le droit d'aller à pied dans les rues. Le trente à l'heure des cyclistes est distancé, et c'est du quarante et du quarante-cinq que se croient tenus de fournir les beaux messieurs à casquette russe, communément désignés sous le nom de chauffeurs, dont les voitures, guillotines roulantes, sillonnent les rues à de vertigineuses allures. Au moment où de vives protestations s'élèvent contre la publicité des exécutions et où le claudicant Deibler est menacé de n'avoir plus à opérer qu'à huis clos, on peut se demander si les ordonnances de police qui réglementent la vitesse des voitures doivent rester lettre morte pour les modernes automédons, dont aucune considération d'humanité ne saurait refréner l'ardeur, et qui font si bon marché de la vie de leurs semblables.

    C'est peut-être une bonne chose que de manger du piéton, mais celui-ci se lasse à la fin, et quelle que soit la sauce à laquelle on l'accommode, il répugne de plus en plus à se voir mettre en capilotade.

    Il y a peut-être un moyen d'en finir. Vous connaissez l'histoire de ce cocher d'omnibus qui, se trouvant de campo, fut témoin de je ne sais plus quelle aventure qui eut son dénouement en correctionnelle. Je suivais à pied, pour me distraire, déclara-t-il sous la foi du serment, le chemin que je fais chaque jour depuis dix ans avec mon omnibus, quand je fus témoin du fait suivant...

    Eh bien mais, la voilà peut-être bien notre vengeance ! Qu'on mette à pied pour un temps messieurs les écraseurs. Gomme ce cocher ils ne manqueront-pas, par habitude, d'aller se promener sur le théâtre do leurs exploits, dans les parages propices aux courses désordonnées des automobiles, et dès lors, soumis à la loi commune, ils s'y feront écraser quelque peu. Ça ne guérira pas leurs innocentes victimes, mais, eux écharpés, nous serons débarrassés d'autant.

    droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

    Retour